XVII
L’évasion
En un coin de la hutte flambait un bon feu de sapinette, dont les chauds rayons éclairaient parfaitement le visage du chasseur noir.
– Tiens, c’est vous, M. Pathaway ! dit Jack d’un ton narquois ; du diable si je vous aurais reconnu. Mauvaise chance, mal tombé cette fois ! Vous n’avez plus longtemps à vivre. On vous a prévenu, n’est-ce pas ?
– Oh ! je ne désespère pas encore, dit le chasseur noir en souriant.
– Et vous avez tort.
Pathaway examina son interlocuteur.
Le visage de Wiley était sombre, presque impénétrable.
– Vous êtes un honnête homme ? demanda notre héros.
– Moi, honnête, allons donc ! je suis coquin et si je ne m’enorgueillis pas du titre, je ne m’en fâche pas non plus.
Pathaway comprit qu’il ne réussirait pas à faire battre un sentiment de générosité chez son gardien.
Il tourna alors ses batteries d’un autre côté et tâcha de le séduire.
– Si, dit-il, je vous offrais la fortune pour ma liberté.
– La fortune ! et qu’en ferais-je ? La fortune c’est bon dans les établissements ; mais au milieu des montagnes, à quoi ça peut-il servir ?
– Mais ne pourriez-vous aller visiter les établissements ?
– Moi ! reprit Jack riant d’un rire incrédule, moi, visiter les établissements ! Qu’est-ce que j’y ferais ? à quoi serais-je propre ? Est-ce que je saurais me coiffer d’un chapeau ? mettre des bottes cirées ? La belle tête que j’aurais dans un salon, hein ? Ah ! ah ! ah ! chacun me prendrait pour un ours gris.
– Oh ! vous vous habitueriez bien vite à la vie civilisée !
– La civilisation, castors et loutres ! qu’est-ce que c’est que ça ? Parlez du Nord-Ouest et des jeunes beautés rouges et je vous comprendrai. Mais Jack Wiley ne veut pas de vos squaws au visage pâle. Elles ont l’air malade, ces créatures-là. Vive les Indiennes ! Ah ! oui, les Indiennes ! Passe encore pour les bois-brûlées, mais vos filles blanches, pouah ! je ne voudrais pas de la plus belle, pour une côte de bison. Assez causé. Ne me bâdrez plus à ce sujet, ou je me fâche.
– J’espérais qu’un millier de dollars en or, commença le chasseur noir...
– Un millier de dollars en or, hein ! ça fait un bon tas, monsieur, interrompit Jack d’un ton pensif. Un millier de dollars ! On peut faire diantrement des belles fêtes avec un millier de dollars, et même un fameux tour à Selkirk ou à Montréal.
– Mais oui, dit Pathaway, enchanté qu’il mordît à l’amorce.
– Est-ce que vous les auriez sur vous ? fit Wiley jetant sur ses pistolets un coup d’œil rapide, mais qui n’échappa point au prisonnier.
– Cet or sur moi, non, ma foi, je ne l’ai pas ; je ne suis pas assez niais pour me charger d’une pareille somme quand je parcours ces régions.
– Psit ! siffla Wiley. Vous vouliez m’en faire accroire ; mais si vous n’êtes pas niais, vous n’êtes pas des plus fins, mon cher M. Pathaway. Allons, couchez-vous ; il est temps, et tâchez de renforcer vos nerfs pour demain matin. Vous sentez que je ne suis pas un de ces oiseaux qui se laissent prendre avec deux grains de sel sur la queue.
– Soit ! comme il vous plaira, répondit Pathaway, assez bon observateur pour s’apercevoir que sa tentative n’avait plus chance de succès.
Il s’étendit près du feu et se remit à réfléchir, car il avait découvert que le trappeur était sous l’influence de l’alcool.
Le chasseur noir ne savait guère comment il éviterait le danger mortel dont il était menacé. Mais il avait une de ces natures qui se plaisent au milieu des périls.
Sans se l’avouer peut-être, il aimait, comme Nick Whiffles, affronter « une maudite petite difficulté ». Et, loin d’être abattu, son esprit se ranimait à mesure que les embarras de sa position augmentaient.
Wiley se tenait appuyé le dos contre la porte.
Il se remuait, tournait, agitait ses armes, mais ses paupières vacillantes étaient chargées de sommeil. Sa récente visite au monde des rêves et son rappel soudain par le capitaine Hendricks, avaient plongé son cerveau en une sorte d’état léthargique qui le pressait irrésistiblement de retomber dans l’oubli des choses extérieures. Son premier somme avait été comme le premier verre pour l’ivrogne : il sollicitait tous ses appétits vers un second. Aussi ses yeux se fermèrent-ils, malgré une ferme résolution de ne pas céder à la tentation.
Pathaway attendit ce moment avec une grande impatience. Mais il savait trop combien la circonspection lui était nécessaire pour agir en imprudent.
C’est pourquoi, lorsqu’il jugea que Wiley était bien endormi, il se souleva sur son coude, allongea le pied contre un fagot et brisa quelques branchages.
Il en résulta un son sec qui fit tressaillir la sentinelle.
Elle se redressa galvaniquement et bâilla.
Pathaway reprit aussitôt sa position première, et Jack, ayant une vague idée que tout allait bien, se reprit à ronfler de plus belle. Il n’y a rien que nous désirions tant que le sommeil quand il nous est défendu.
Prémuni par cette expérience, le captif prit encore plus de précautions.
D’un mouvement aussi rapide que léger, il fut sur ses pieds et se précipita sur Wiley, qui, malheureusement, se rappelait dans ses rêves la menace que lui avait faite le capitaine Hendricks. Pathaway était certain de n’avoir fait aucun bruit ; mais quelque chose avertit son geôlier du danger : il bondit comme un automate mu par des ressorts et chercha ses armes, qui étaient tombées à ses côtés.
Mais il était trop tard ; car, d’une main, Pathaway l’avait saisi à la gorge et renversé avant que Jack eût seulement pu ramasser un pistolet.
Le jeune homme noua ses doigts d’acier autour du cou de son gardien, et, plantant son genou sur sa poitrine, lui dit d’une voix sourde, mais impérative :
– Silence ou tu es mort !
En même temps, il retirait le couteau qu’il avait, on se le rappelle, caché dans sa poche de côté, et en faisait briller la lame sous les yeux de Wiley qui, interdit autant que suffoqué, ne put faire avec la tête un signe de consentement.
Le chasseur noir desserra ses doigts.
– Pour l’amour du ciel ne me tuez pas ! balbutia le bandit.
– Ta vie, répliqua Pathaway, dépend entièrement de ton obéissance. Mais si tu ouvres la bouche, je t’étrangle.
Wiley aurait voulu parler, mais une crainte mortelle le tenait muet, à demi paralysé sur le sol.
Le chasseur noir tailla aussitôt une large bande de peau d’antilope dans la casaque de chasse du brigand. Puis il lui dit :
– Tourne-toi et dépêche.
Jack obéit avec un grognement.
Aussitôt Pathaway lui appliqua sur la bouche ce bâillon d’un nouveau genre, en découpant dans le même vêtement deux autres lanières, il lia avec rapidité les mains et les pieds de Wiley qui n’osait bouger quoique les ligatures faites, sans trop de délicatesse on le conçoit, fissent jaillir le sang de son épiderme.
Cela terminé, Pathaway s’adressa encore à Wiley :
– Tu vois, coquin, que les choses changent quelquefois plus vite que nous ne le prévoyons. Si tu avais été le prisonnier et moi la sentinelle endormie, tu m’aurais tué, n’est-ce pas ?
En prononçant ces paroles, le chasseur noir passait à sa ceinture les pistolets de Wiley, s’emparait de munitions et tout en jetant la carabine sur son épaule, il ajouta :
– Il suffirait d’un coup, tu vois, pour mettre fin à ta misérable existence. Mais je ne suis pas de ceux qui aiment à verser le sang. Je ne le fais qu’à mon corps défendant... Je t’avertis, néanmoins, que je demeurerai quelques instants sur le seuil de cette cabane, et si tu fais un effort pour crier ou te détacher, j’en finirai avec toi.
Cette menace était inutile. Abruti par le whisky, terrifié par ce qui venait de se passer, Wiley ne songeait pas à lutter contre ce redoutable adversaire.
On comprend bien que, malgré sa déclaration, le chasseur noir ne s’arrêta point à la porte de la cabane et qu’aussitôt dehors il chercha à s’orienter.
La nuit étendait son aile noire sur le camp des bandits.
Un à un les feux s’étaient éteints ; les habitants de ce terrible repaire dormaient dans leurs loges, et la plupart étaient en proie à une ivresse complète.
L’heure était favorable pour s’enfuir.
Le cœur de Pathaway battit avec violence au moment où il respira l’air de la liberté. Mais son émotion ne dura que quelques secondes.
Il s’élança bravement à travers le réseau de huttes et s’enfonça dans un chemin creux, qui lui parut être le même qu’on lui avait fait suivre pour arriver à la vallée du Trappeur.
Déjà les maisonnettes disparaissaient derrière lui et il ralentissait sa course pour reprendre baleine, quand, tout à coup, une ombre se dressa devant lui.
Cette ombre, c’était celle d’une créature humaine, celle de Carlota.
Pathaway l’avait trop bien examinée pour ne pas la reconnaître. Son apparition, à cet instant, ne pouvait être agréable au chasseur noir.
Mais l’avait-elle aperçu ? La lune était cachée, l’obscurité épaisse. Peut-être avait-il échappé aux regards de la jeune femme.
Il s’arrêta, immobile, espérant que les ténèbres le protégeraient de leur bouclier.
Pathaway se trompait.
Carlota l’avait découvert. Elle s’approcha avec incertitude d’abord, puis avec décision en arrivant plus près.
Sa démarche et ses gestes indiquaient une surprise.
– Veuillez être silencieuse, dit Pathaway d’un ton impérieux quoique bas.
– Me commanderiez-vous ? répondit hautainement Carlota.
– Non, vous êtes femme, je vous prie.
– Eh bien, donc ?
– Écoutez, je m’échappe, parce que j’ai voulu m’échapper, et, à présent ni femme ni homme ne m’arrêterait impunément.
L’accent du chasseur noir exerçait un puissant empire. Mais Carlota n’était, paraît-il, pas femme à se laisser facilement intimider, car elle répliqua négligemment :
– Et s’il me plaît d’élever la voix et de crier « holà ! »
Pathaway se jeta sur elle et lui colla la main contre la bouche.
– Excusez ! nécessité oblige ! siffla-t-il entre ses dents.
Elle ne fit aucun effort pour le repousser, ne bougea point, mais se tint calme, dédaigneuse, grande de dignité.
Cessant de la bâillonner, Pathaway la saisit au poignet.
– Nous sommes devant Dieu, mais prenez garde ! dit-il avec une solennité lugubre.
– Oh ! je sais, répliqua-t-elle froidement. Mais les menaces ne sauraient émouvoir Carlota.
– Alors, par le ciel, j’userai de la force !
Pathaway entoura de son bras droit la taille de cette mystérieuse créature, et il allait lui fermer une seconde fois la bouche avec sa main gauche quand elle cria « Arrêtez ! » avec tant d’impétuosité que ce dernier mouvement fut comprimé.
– Et que voulez-vous ? ajouta Carlota avec une certaine agitation. Croyez-vous qu’on m’effraye ainsi ? Ai-je dit que je vous trahirais ?
Le chasseur noir tressaillit.
– Vous alliez appeler au secours, dit-il presque timidement ; je craignais que l’alarme...
– Laissez-moi continuer avant de parler, interrompit Carlota. Ce que je voulais dire, je ne l’ai point encore dit, et je voulais simplement crier : « Holà, Montagnards ! »
– Pour l’amour de Dieu, taisez-vous ! fit Pathaway, avec une intonation vibrante, quoique caverneuse.
– Ai-je donc élevé la voix plus haut que son timbre naturel ? demanda-t-elle doucement. N’aurais-je pu crier si je l’eusse voulu... voyons ? Était-il en votre pouvoir de m’empêcher d’éveiller le camp ? Eh ! vous ne le pensez point.
Elle prêta à ces mots l’emphase d’une femme habituée à dominer et qui se sent blessée dans ses fibres les plus délicates.
– Carlota, répondit Pathaway changeant de manière et déployant plus d’affabilité ; Carlota, je me suis mépris sur votre compte. Pardonnez-moi, je vous en conjure ; mais, de grâce, laissez-moi partir sans retard. Souvenez-vous que c’est à votre sollicitation que j’ai épargné les jours d’Hendricks – votre père ou votre mari, ou votre amant, n’importe ! J’en appelle à la compassion qui vous anime et je me confie à votre miséricorde.
– Oh ! fort bien, après m’avoir insultée, après avoir osé lever la main sur moi !
– L’instinct de la conservation ! balbutia Pathaway.
– Oui, cela se peut ; mais les outrages ne s’oublient pas, surtout quand ils s’adressent à une femme de mon caractère. Vous êtes à ma merci.
Le chasseur noir fut prit d’un accès de colère qu’il essaya en vain de refouler.
– Oh ! madame, s’écria-t-il, faites que je ne vous implore pas inutilement, car...
– N’avez-vous pas mendié mon assistance ? interrompit-elle, en redressant sa belle tête, dont la brise de nuit faisait ondoyer l’opulente chevelure.
– Oh ! oui, repartit Pathaway avec empressement.
– Et si je ne mettais aucun obstacle à votre fuite, trouveriez-vous le moyen de sortir de la vallée ?
– J’en ai la conviction. Une fois dans le sentier de la piste du Trappeur, je suis sauvé.
– Peut-être oui, peut-être non. J’ai entendu parler de vous et je sais que vous êtes aussi brave qu’habile, mais...
Elle fit une pause.
– Mais ? répéta Pathaway tout ému.
– Suivez-moi.
Il n’hésita point. Elle l’avait fasciné.
Carlota fit un détour et le mena, à travers des amas de rochers et d’épais halliers, à un chemin rétréci, que le chasseur noir ne reconnut pas, de prime abord.
Bientôt ils arrivèrent près d’un cheval sellé et bridé.
– Qu’est-ce que cela ? s’enquit Pathaway étonné.
– Eh, mon Dieu ! ne devinez-vous point pourquoi ce cheval est ici ? répliqua Carlota en souriant.
Les yeux du chasseur percèrent les ténèbres et cherchèrent à lire sur les traits de la jeune femme.
Mais elle avait détourné la tête.
– Puis-je croire que vous méditiez mon évasion et m’ayez amené un cheval ?
– Croyez ce que vous voudrez ; l’animal est maintenant à vous.
– Quoi ?... oh ! que vous êtes bonne et généreuse ! Combien j’ai eu tort de vous soupçonner !...
– Assez ! dit-elle fièrement. Une fois faite, une méprise l’est pour toujours.
Elle s’arrêta, comme si elle luttait contre une violente émotion. Son petit pied battait le sable, et de sa cravache elle vergetait les larges plis de son amazone.
Pathaway la considérait avec émerveillement.
Enfin, elle dit :
– Vous êtes discret ?
– Oh, madame !
– C’est bien, pas de protestations, votre parole me suffit. Je vais vous procurer un guide... mais à une condition.
Cette déclaration n’accommodait sans doute point le chasseur noir, car il fit un geste que la jeune femme interpréta aussitôt défavorablement.
– Vous me suspectez, s’écria Pathaway. Votre sexe est toujours prêt à manquer de confiance dans le mien.
– Après ? prononça-t-elle sèchement.
– Je pensais que les femmes ne faisaient pas de condition, et que leurs actes étaient libres et volontaires.
– Pour ce qui les regarde, cela se peut, répliqua-t-elle, mais quand il s’agit des autres, c’est différent. La trahison, voyez-vous, c’est une terrible chose... Promettez-moi cependant que vous ne partirez pas avec des intentions hostiles.
Pathaway se taisait.
– Vous hésitez ? demanda-t-elle d’une voix frémissante.
– Vous me mettez dans une pénible position, répondit le chasseur noir fort embarrassé. Sans refuser de me rendre à un ordre de ma bienfaitrice, je manquerais à mon devoir envers l’humanité si je vous donnais la parole que vous désirez, car, je vous le confesse, mon plus grand bonheur sera de chasser de cette retraite les misérables qui s’y réfugient et de venger les nombreuses victimes de leur cupidité et de leur barbarie.
– Oui, voilà bien ce que je prévoyais. Vous bondissez à l’idée de revenir promptement ici avec une force écrasante... n’est-ce pas cela ?
– Tel n’est pas mon dessein.
– J’ai ouï dire que le gouvernement anglais organisait une expédition contre nous, et qu’un détachement militaire devait partir de Montréal – s’il n’était déjà en route – pour nous donner la chasse.
– Je promets, répliqua Pathaway, de ne conduire contre vous ni troupe de guerre ni gens armés, mais je ne puis jurer de ne plus revenir dans la vallée du Trappeur. Vous oubliez, belle Carlota, ajouta-t-il galamment, que votre présence ici peut avoir de l’influence sur mes opérations. Des charmes comme les vôtres...
– Finissez ! pas d’outrage, je vous prie. Un futile compliment ne me trompe pas ; l’hypocrisie me fâche. Je n’exige plus rien. Demeurez ici quelques instants, et je vous enverrai une personne qui vous mènera fidèlement au camp de votre ami.
– La femme sera toujours femme ! murmura Pathaway. Excusez, Carlota ; il est un sujet dont je dois, comme homme d’honneur, vous parler avant de nous séparer. Il s’agit de la fille du Canadien.
– Ce n’est pas l’heure de faire des questions, répondit-elle précipitamment, avec un trouble manifeste.
Et, baissant la voix, elle reprit :
– Connaîtriez-vous cette Nannette ?
– Je ne l’ai jamais vue, dit Pathaway, mais au nom de l’humanité, je voudrais pouvoir la protéger. Qu’est-elle devenue ? Ne pouvez-vous rien faire pour la sauver ? Portneuf s’est échappé, je l’ai vu.
– Hendricks avait raison. Il a beaucoup à craindre de vous. C’est la première fois que je déserte ses intérêts. N’importe, ce qui est fait est fait. Ne bougez pas jusqu’à l’arrivée du guide.
Carlota s’éloigna d’un pas léger et rapide. Bientôt elle eut disparu dans les profondeurs de la nuit.